Lancement de l’année « 500 ans de la Réforme protestante »

TABLE RONDE STRASBOURG 28-X-2016

Ouverture des 500 ans de la Réforme

Si en tant que chrétiens nous sommes héritiers et disciples de Jésus, en tant que protestants nous sommes héritiers non pas de l’homme Martin Luther mais de l’esprit de la Réforme qu’il a insufflé. La distinction est de taille car une des forces du protestantisme est justement d’avoir opéré à un travail de clarification de la notion de sacré, et de se refuser à sacraliser plus qu’un autre quelque homme que ce soit, fut-il le fondateur du mouvement auquel il se rattache. Luther par ailleurs nous a bien aidés à ne pas le déifier, lorsque l’extrême revers de son génie réformateur le conduisit à s’embourber dans les pires abjections dont ses récits antisémites sont les témoins. Cette petite clarification pour donner le ton de ce qu’est l’esprit insufflé par Luther lui-même et dont il ne fut, pas plus qu’aucun d’entre nous, un parfait représentant dépourvu de contradictions : cet esprit est celui de la liberté chrétienne, associée par définition à son exigence et donc à la nécessité d’une ecclesia semper reformanda, ou selon une autre formule approchante d’une église réformée parce que toujours en voie de réformation. Voilà de quoi nous sommes les héritiers aujourd’hui, et je voudrais partager avec vous mes intuitions quant à ce que les grands principes de la Réforme peuvent avoir d’actuel et de pertinent pour le monde contemporain.

En préambule je voudrais témoigner de ce qui m’apparaît comme l’immense responsabilité que nous partageons avec nos amis juifs, musulmans et églises soeurs quant à une société civile au sein de laquelle le noyau d’un post-matérialisme commence à éclore suffisamment pour diffuser une soif spirituelle que nous, mouvements historiques plusieurs fois centenaires ou millénaires, n’avons pas le droit d’abandonner à l’indigence des modes confuses du “développement personnel”. L’humain vaut mieux que cela, et chacune de nos tradition peut redire avec Emmanuel Mounier que l’homme ne s’atteint véritablement que lorsqu’il vise au-dessus de lui-même.

Et pourtant, d’où naît le mouvement de la Réforme ? De l’incapacité à prendre au sérieux l’immense subversion anthropologique que représente la Parole de l’Evangile, remise au coeur de l’Eglise par le sola scriptura fondateur de la Réforme.

Jamais, pas plus aujourd’hui qu’en l’an 30, la révélation chrétienne ne peut plaire à l’homme : le christianisme a toujours été pour lui au fond de son coeur un ennemi mortel.
Toute la chrétienté (c’est-à-dire le christianisme historique tel qu’il s’est imposé) n’est autre chose que l’effort du genre humain pour retomber sur ses quatre pattes, pour se débarrasser du christianisme, en prétendant que c’est son accomplissement.

Sören Kierkegaard, L’instant

Si en dépit de la Réforme, Sören Kiekegaard rappelle cela en 1855, c’est bien que la Réforme n’est pas opérée une fois pour toutes mais qu’il nous appartient de cultiver son esprit dans un mouvement continu d’attention et de créativité. Car la Réforme, avec le sola gratia, réaffirme dans la continuité de l’Evangile quelque chose d’incroyable, qui prend à rebours les réflexes religieux humains qui tendent à infantiliser l’homme pour le manipuler par la peur et par la séduction. Les résistances rencontrées par Luther n’ont pas fini d’être actives, bien au-delà des communautés chrétiennes et jusque dans la société civile qui est à présent le terreau le plus essentiel de notre témoignage. La sola scriptura place au coeur de ce témoignage un Evangile où chaque rencontre conduit à l’accession d’un sujet debout que Jésus envoie en affirmant que c’est sa foi seule qu’il l’a sauvé. Sachant pourtant qu’il est plus facile anthropologiquement de se laisser manipuler et déresponsabiliser que de se tenir en sujet libre et de générer des sujets libres. Comme le souligne si justement J. Ellul :

La liberté est un risque absolument surhumain. Elle dévaste l’homme en exigeant de lui l’extrême consécration. L’homme libre est le plus totalement responsable, en condition constante de choix, en danger constant de tout corrompre. J. Ellul p. 69

En quoi pouvons-nous, dans l’héritage de cette liberté subversive, être témoins et porter les lumières héritées de la Réforme dans notre société contemporaine ? Être témoin, pour le redire ainsi, de l’utopie de Dieu : là où le réflexe religieux est obsédé par la question de la foi de l’homme en Dieu, l’Evangile proclame avant tout la foi de Dieu en l’homme. Un Dieu qui nous croit capable de nous tenir debout, d’honorer son exigence, de nous dispenser des béquilles d’un communautarisme refermé sur lui-même, de privilégier l’éthique à la loi, et de nous donner ainsi la peine d’entretenir un dialogue permanent avec soi-même, devant Dieu et pour les autres.

J’ai listé de façon non exhaustive quatre principes sur lesquels nous sommes appelés, je le crois, à être vigilants et à rendre vigilants : l’individualisme, la question de la performance, le rapport au sacré, et le rapport à la différence.

Un individualisme positif

Un des paradoxes du christianisme est sans doute sa responsabilité dans l’essor de l’individualisme. L’Evangile est tissé de rencontres singulières qui se vivent entre deux individus, ou plutôt entre deux sujets. Mais l’accession au sujet promue par le Christ n’est pas celle de l’individualisme replié sur lui-même selon l’incurvatis inse dont Luther disait à juste titre qu’il est le péché par excellence. Ce que la rencontre avec Jésus promeut, c’est un sujet suffisamment ancré dans son identité pour jouir d’une liberté et d’un courage d’être qu’il déploie en faveur de l’altérité et non pas contre elle. La sola scriptura nous invite à nous inspirer de ces morceaux d’Evangile pour réopérer sans cesse cette distinction exigeante entre sujet et individu auto-centré, et affirmer que la libération de l’Evangile ne peut que porter des fruits positifs dans l’horizontalité des affaires humaines.

La grâce versus la performance

La foi de Dieu en l’humain contenue dans la sola gratia, affirme que nos existences justifiées par la grâce seule et non par une quelconque performance, ce qui est entre beaucoup d’autres une ligne de subversion particulièrement exigeante à tenir dans le monde actuel qui conduit à des applications sociales et politiques dont nous devons aussi être les acteurs.

Le sacré

Un des bénéfices de la Réforme a été d’opérer un travail de lucidité sur la question du sacré. Soli Deo Gloria est une invitation à libérer Dieu de nos projections et à ne pas créer du sacré à tort et à travers, un sacré mortifère fabriqué par l’homme en vue de procurer un sentiment de sécurité illusoire d’où découle ce que Paul Tillich dans Le courage d’être appelle des défenses fanatiques de nos « forteresses de certitude ».

La valeur de la différence

En tant que minorité nous savons le prix du droit à la différence et nous avons à porter une parole éclairante sur cette notion aujourd’hui malmenée par deux extrêmes révélateurs d’une même difficulté : l’extrême du rejet de la différence, et son revers d’une tolérance qui ne supporte l’autre qu’en minimisant sa différence. Entre l’exclusion et l’indifférenciation, l’esprit de la Réforme propose une voie d’insubordination qui invite à réinstaurer la pratique perdue de la disputatio où le débat ne cherche pas tant à convaincre ou à écraser mais à faire prendre conscience que l’autre différent est aussi ce qui nous élargit et nous complète.
Ceci est aussi vrai intra muros dans la riche diversité du protestantisme qui est un enjeu majeur de notre actualité protestante. Là où les recherches scientifiques s’agitent autour de la possibilité de l’homme augmenté, agitons notre recherche identitaire vers la possibilité de nous augmenter les uns les autres, précisément parce que nous sommes différents.

Envoi

Reprenons-donc à notre compte la parole d’envoi du Christ à ses disciples : “Soyez donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes”. Ne tombons pas dans le piège de vouloir résoudre cette tension, mais vivons-la à plusieurs : que ceux d’entre nous qui penchent vers la simplicité s’associent aux prudents, que ceux qui penchent vers la prudence s’associent aux colombes. Et qu’à nous tous nous portions l’affirmation qu’à Dieu seul revient la gloire !

Marion Muller-Colard – publication sur Facebook.


Consultez également l’article de Rue89 Strasbourg : http://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-celebre-les-500-ans-de-la-reforme-protestante-113166